Daniel Ellsberg : aux USA un coup d’état a eu lieu
17 octobre 2007
Daniel Ellsberg est l’homme qui a révélé à l’Amérique les Dossiers Secrets du Pentagone, durant la guerre du Vietnam. 35 ans plus tard, il s’inquiète des dérives autoritaires de l’exécutif, et appelle ses concitoyens à faire barrage à la coterie qui s’est saisi des leviers de l’état et s’apprête à nouveau à entrainer le pays dans une guerre catastrophique contre l’Iran.
Daniel Ellsberg, 20 septembre 2007
Discours prononcé à l’American University.
Je pense qu’il n’y a pas de priorité plus urgente que de prévenir une attaque contre l’Iran qui s’accompagnerait, je le crois, d’un nouveau changement dans l’exercice du pouvoir aux USA ayant pour effet de nous conduire vers ce que j’appellerai un état policier.
S’il se produit un nouveau 11 septembre sous ce gouvernement, cela signifiera qu’ils utiliseront à plein l’appareil policier qui a été patiemment construit, largement en secret tout d’abord, mais finalement révélé, connu et accepté par les élus Démocrates du Congrès et par les Républicains.
Restera t-il un domaine où la surveillance de la NSA sur les citoyens pourrait encore s’accroître ? Ils peuvent ou pas avoir atteint les limites de leurs capacités technologiques aujourd’hui. Mais si ce n’est pas le cas, cela le deviendra après un nouveau 11 septembre.
Je crois qu’après des représailles iraniennes en réponse à une attaque américaine, nous assisterions à une escalade des attaques contre l’Iran, qui serait également accompagnée par une suppression totale de l’opposition dans ce pays, y compris avec des camps de détention.
Il m’est assez difficile de dissocier ces deux circonstances. Elles pourraient advenir ensemble : soit un autre 11 septembre ou une attaque contre l’Iran dont les réactions contre Israël, nos navires, nos troupes en Irak, et peut-être dans ce pays, justifieraient l’entière panoplie de mesures qui ont été préparées, légitimées, et jusqu’à un certain point promulguées sous la forme de lois.
Nous avons à faire au gouvernement à une équipe malfaisante très particulière, même du point de vue des Républicains. Mais je crois que les successeurs de ce gouvernement ne reviendront sans doute pas sur les entorses à la constitution. Ils en tireront avantage, les exploiteront.
Hillary Clinton décidera-t-elle de mettre fin aux agissements de la NSA après 5 ans de surveillance illégale ? Privera-t-elle le gouvernement de sa capacité de protéger les citoyens américains d’un éventuel terrorisme en se privant de tout ce que la NSA peut fournir comme informations ? Je ne le crois pas.
A moins que grâce à un changement - radical - dans le climat politique, ces mesures soient annulées avant que le nouveau gouvernement ne soit en place - et il n’existe aucun indice en ce sens - je ne vois pas cela se produire sous le prochain gouvernement, qu’il soit Républicain ou Démocrate.
Le Prochain coup d’état
Permettez moi d’être direct et de ne pas faire de phrases. Un coup d’état à eu lieu. Je me suis réveillé l’autre matin en me rendant compte qu’un coup d’état avait eu lieu. Il n’est pas seulement question d’un prochain coup d’état qui pourrait avoir lieu après un nouveau 11 septembre. Car il s’agirait là du prochain, venant compléter le premier.
Durant les cinq dernières années, nous avons assisté à un assaut soutenu sur tous les fondements de notre constitution, que le reste du monde regardait comme une expérience modèle depuis 200 ans, grâce à ses procédures de contrôle, au rôle limité du gouvernement, à son Acte des Droits fondamentaux, à la protection des droits de l’individu par le Congrès, sa justice indépendante, la possibilité de révoquer un président.
Par le passé, ces principes ont été violés par de nombreux présidents. La plupart des actes commis par Bush dans le domaine des surveillances illégales et autres avaient été accomplis sous la présidence de mon patron, Lyndon Johnson durant la guerre du Vietnam, comme l’emploi de la CIA, du FBI, de la NSA contre des citoyens américains.
Je pourrais citer une liste d’exemples remontant à la suspension par Lincoln de l’ Habeas Corpus durant la guerre civile, et encore avant, à la Loi sur les Etrangers et les Actes de Séditions au 18ème siècle. Mais je crois qu’aucun de ces présidents n’était du genre de ce qui décrit selon moi ce gouvernement : un ennemi intérieur de la constitution.
Je pense qu’aucun de ces présidents, malgré toutes ces violations de la loi qui auraient provoqué leur empêchement si elles avaient été connues - mais elles n’ont été révélées qu’après leurs mandats - ne représentait un défi comparable à celui d’aujourd’hui.
C’était le cas en ce qui concerne le premier mandat de Nixon, et certainement de Johnson, de Kennedy et d’autres. Ils méritaient d’être destitués, même s’ils n’ont pas été découverts à temps, mais je pense qu’il n’était pas dans leurs intentions, lors des crises qui ont motivé leurs actes, de transformer la nature de notre gouvernement.
Il devient de plus en plus clair, après chaque nouvel ouvrage publié, chaque indiscrétion, que Richard Cheney et son actuel chef de cabinet David Addington ont eu précisément ce projet à l’esprit dès le début des années 1970, et non pas depuis 1992, non pas depuis 2001. Il ont cru à la prééminence du pouvoir exécutif, sous un président - élu ou pas - bénéficiant de pouvoirs sans contrainte. Ils ne croient pas à la contrainte.
En déclarant ceci, je ne prétends pas qu’il s’agisse de traîtres. Je ne crois pas qu’ils aient en tête une quelconque allégeance à un pouvoir étranger, ou qu’ils aient le désir d’aider un pouvoir étranger. Je pense qu’ils ont un en eux un attachement à ce pays, et à ce qu’ils imaginent de meilleur pour celui-ci. Mais ce qu’ils imaginent comme le meilleur est directement en contradiction avec la pensée des Pères Fondateurs et de la constitution.
Ils croient que nous avons désormais besoin d’un autre genre de gouvernement, sous la forme d’un pouvoir exécutif, gouvernant par décret, ce qui est le cas lorsque le président signe des ordonnances. Nous en parlons comme de veto, ce qui est une façon de les reconnaître comme anti-constitutionnelles, mais d’un autre coté nous nous contentons de dire que le président déclare qu’il « décide des lois à promulguer, qu’il légifère. » (...)
Les Fondateurs avaient raison
Je qualifie ces évènements de crise, non seulement parce qu’il s’agit là d’une rupture dans les traditions, mais parce que je crois au plus profond de moi, et grâce à mon expérience que les Pères Fondateurs avaient raison sur ce point.
Il ne s’agit pas seulement de « notre façon d’agir » qui serait en cause. Les fondateurs de la république avaient une compréhension aiguë de la force corruptrice du pouvoir pour quiconque, y compris les américains. Ils voulaient des procédures et des institutions qui puissent instaurer un contrôle du pouvoir, car en leur absence, l’alternative c’est ce que nous avons vécu ; des guerres comme le Vietnam, des guerres comme l’Irak, des guerres comme celle qui vient.
Ceci m’amène à mon second argument. Ce pouvoir exécutif, dirigé par Bush et Cheney, malgré l’opposition de la plupart des membres du gouvernement, même ceux des ministères, veut clairement une guerre contre l’Iran, qui se justifie selon les critères habituels de l’impérialisme. Critères acceptés non seulement par quasiment l’ensemble des membres de l’exécutif, mais aussi par la plupart des dirigeants du Congrès. Critères qui sont les intérêts de l’empire, la nécessité de préserver l’hégémonie américaine, notre droit et notre besoin de contrôler les ressources pétrolières du Moyen Orient et ailleurs. Il y a là un consensus dans les cercles dirigeants.
Mais même selon ces critères, une attaque de l’Iran est une folie. Je dis cela tranquillement. Il ne s’agit pas de rhétorique. Bien sûr, c’est non seulement une agression, une violation des lois internationales, un crime majeur, mais c’est aussi, en terme de pouvoir impérial, une folie à cause de ses conséquences.
Cela rend-t-il cette attaque impossible ? Non, évidemment. Plus encore, cela ne la rend même pas invraisemblable.
Deux raisons concourent à cela en dehors d’une acceptation pour diverses raisons par le Congrès - Démocrates et Républicains confondus - par l’opinion, par les médias.
Tout d’abord nous avons libéré la Maison Blanche - Président et Vice Président - de potentiellement toute limitation posée par le Congrès, la justice, les médias et autres.
Ensuite, les hommes à la tête du gouvernement qui jouissent de ces pouvoirs sans limites sont des fous. Pas complètement certes, mais ils n’en reste pas moins qu’ils ont des croyances folles.
La question devient alors, que pouvons nous faire ? Nous nous dirigeons vers une folle entreprise, pas à coup sûr, mais sans doute. Je voudrais être réaliste en la circonstance, et nous encourager à faire ce que nous devons, ce qui doit être fait. En ayant pleine connaissance des faits. Rien n’est impossible.
Ce dont je parle, cette dérive vers un état policier, vers une attaque contre l’Iran, n’est pas acquis. Rien n’est encore certain aujourd’hui. Mais je pense que c’est probable, plus vraisemblable qu’invraisemblable, que dans les 15 ou 16 mois qui restent à ce gouvernement, nous assisterons à une attaque de l’Iran. Probablement. Et quoi que nous fassions.
Et nous ne parviendrons sans doute pas à influencer le Congrès. Et le Congrès n’empêchera sans doute pas le président de le faire. Voilà vers quoi nous nous dirigeons, et c’est une perspective dangereuse, très dangereuse.
Quoi qu’il en soit, je pense qu’il nous appartient d’accroître les faibles chances de prévenir ceci durant les 15 prochains mois, sans parler de ce que nous aurons à faire pour le restant de nos jours.
Restaurer la République
Réinstaurer un gouvernement constitutionnel et l’améliorer prendra du temps. Je pense que si nous n’entreprenons pas ce travail aujourd’hui, il ne débutera pas sous le prochain gouvernement.
Sortir d’Irak prendra beaucoup de temps. Mais prévenir une action contre l’Iran, prévenir un nouveau coup d’état après un 11 septembre, une autre attaque, ce sont les tâches pour aujourd’hui, qui ne peuvent être différées. Cela nécessitera un courage moral et politique que nous n’avons que peu vu se manifester jusqu’à présent.
Il y a dans cet auditoire une concentration très inhabituelle de gens qui ont changé de vie, changé de situation, perdu la plupart de leurs amis, et ont pris le risque de se voir désigner par le terrible nom de « traître », de « faibles devant le terrorisme », le genre de qualificatifs que les politiciens veulent éviter à tous prix.
Comment ferons nous pour qu’encore plus de gens au gouvernement et dans la société changent leurs vies de façon radicale dans un contexte de crise ? Comment convaincrons-nous Nancy Pelosi et Harry Reid, par exemple ? Quel genre de pressions, quel genre d’influences devront être mises en œuvre pour amener le Congrès à faire son travail ? Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement de les faire travailler. Il s’agit de les faire respecter le serment qu’ils ont prêté en prenant leur fonction.
J’ai prêté serment de nombreuses fois. Comme lieutenant des Marines, comme fonctionnaire du Département de la Défense, comme fonctionnaire du Département d’Etat et comme fonctionnaire des Affaires Etrangères. J’ai prêté le même serment que celui qui est prononcé par tous les membres du Congrès, tous les fonctionnaires des Etats-Unis, et tous les officiers de l’armée américaine.
Et ce serment n’est pas effectué envers un commandant en chef, un führer. Pas plus qu’à des officiers supérieurs. Ce serment engage à protéger et défendre la constitution des Etats-Unis.
Ce serment je l’ai violé chaque jour durant des années au Département de la Défense, sans m’en rendre compte, lorsque je me taisais, lorsque je savais que l’on mentait à l’opinion publique au sujet de la guerre, comme on lui a menti pour l’Irak, et comme on lui ment pour la guerre contre l’Iran.
Je savais que j’avais les preuves de ces mensonges, et je ne les ai pas produites. Je ne respectais pas alors mon serment - ce que j’ai fait plus tard.
J’ai souvent dit que le Lieutenant Ehren Watada, qui est aujourd’hui poursuivi pour avoir refusé les ordres de déploiement en Irak qu’il jugeait à raison inconstitutionnel et relevant d’une guerre d’agression, est le seul officier de l’armée des Etats-Unis qui a pris au sérieux son serment.
Le président viole clairement ce serment. Tous ceux qui sont sous ses ordres et qui comprennent de quoi il s’agit - ils sont très nombreux - violent leurs serments. Voilà les exigences que nous devrions poser.
Courage parlementaire
Sur le plan politique, en ce qui concerne les Démocrates, je crois que nous devrions demander aux dirigeants à la Chambre et au Sénat - et également aux Républicains - que leur unique priorité ne soit plus d’être réélus ou de conserver une majorité Démocrate pour que Pélosi soit maintenue en fonction au Parlement et Reid au Sénat.
Je ne prétends pas que les politiques pourraient ignorer cette question, ou qu’ils devraient changer entièrement de comportement ou ne plus s’en préoccuper.
Bien sûr il y à là pour eux une préoccupation majeure, mais ils agissent comme si c’était là leur seul souci. Celui de la poursuite des affaires courantes. « Nous avons une majorité, ne la perdons pas, conservons la, conservons nos présidences aux deux chambres. » Mais qu’ont fait pour nous ces deux présidences dans les deux dernières années ?
Je suis choqué de lire aujourd’hui que les Républicains menacent de faire de l’obstruction si nous restaurons l’Habeas Corpus. La remise en cause de l’Habeas Corpus avec l’aide des Démocrates ne nous a pas ramené à l’époque de la domination anglaise sur la colonie américaine. C’est une contre-révolution qui nous a ramené 700 ans en arrière.
Je crois que nous devons trouver le moyen de leur faire respecter leur serment de préserver la constitution, qui mérite d’être défendue, car c’est à travers le pouvoir que cette constitution donne au Congrès que nous pouvons protéger le monde des fous qui sont au pouvoir à la Maison Blanche et qui ont l’intention d’attaquer l’Iran.
Les généraux qui ont compris que ce serait une catastrophe ne se sont pas non plus pas manifestés. Il peut s’agir de gens qui ont par le passé risqué leur vie au Vietnam ou ailleurs comme Collin Powell, et ne risqueraient pas leurs carrières ou leur accointances avec la présidence.
Tout ceci doit changer. Et c’est l’exemple de gens comme ceux qui sont rassemblés ici, qui d’une certaine façon rappellent à nos élus qu’ils ont, en tant qu’humains et en tant que citoyens, le pouvoir d’agir et de trouver en eux-mêmes le courage de protéger ce pays et le monde.
Merci.