Paul Rogers : les erreurs de l’administration Bush
4 janvier 2008Nicolas Sarkozy, manifestant l’enthousiasme des tard venus dans l’équipée américaine de la « guerre contre le terrorisme, » a récemment déclaré que nous ne pouvions pas perdre la guerre en Afghanistan. Voila une forte phrase qui a pourtant l’inconvénient de faire l’impasse sur la réalité des situations sur le terrain après tant d’années de violences et de combats. Loin de la réaction initiale aux attentats du 11 septembre, l’affrontement, tel que l’ont conçu, voulu et dirigé les USA, a changé de nature. Ne pas le comprendre, faire l’économie de cette remise en cause, c’est s’interdire d’en trouver l’issue.
Ce qui n’a pas marché
Par Paul Rogers, Open Democracy, 20 décembre 2007
L’échec de la politique globale des États-Unis depuis le 11 septembre peut se mesurer à l’aune du fossé qui sépare le rêve de 2001 de la réalité de 2007.
Le monde entre dans la septième année d’une guerre sans fin en vue. Il y a à peine six ans, à la fin décembre 2001, tout semblait très différent. La campagne dirigée par les États-Unis avait mis fin au régime des talibans en Afghanistan, et les discussions à Washington concernaient déjà l’Irak de Saddam Hussein. Après le traumatisme des atrocités du 11 septembre, l’administration de George W. Bush était en marche - et la force de ce que l’on commençait à peine à appeler la « guerre contre le terrorisme » commençait déjà à recréer la vision d’un « nouveau siècle Américain ».
En janvier 2002, le discours sur l’Etat de l’Union du président célébrait la victoire en Afghanistan et élargissait la guerre contre Al-Qaida à un « axe du mal » d’Etats voyous (l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord). Ce message a ensuite été durci dans le discours qu’il a prononcé lors d’une cérémonie de remise de diplômes à West Point, en juin 2002, date à laquelle il a réaffirmé le droit de l’Amérique d’agir préemptivement contre les menaces futures.
Il devenait alors évident que le régime des talibans n’était que le premier à devoir être éliminé, et que les ambitions de Washington s’étendaient au « changement de régime » dans un certain nombre de pays. A l’époque, sa devise dans les relations internationales devenait « Vous êtes avec nous ou contre nous » - et ceci s’est amplifié quand les préparatifs en vue de la confrontation avec l’Iraq se sont intensifiés en 2002-03.
Le renversement du régime de Saddam Hussein dans la guerre de mars avril 2003, a été saluée en mai dans un nouveau discours solennel sur le pont du porte-avions nucléaire USS Abraham Lincoln avec en toile de fond une bannière géante ou on pouvait lire « mission accomplie. » A ce moment, marquant peut-être le point culminant de la démesure Américaine - l’Afghanistan et l’Iraq étant considérés comme des succès, et l’insurrection en Irak n’ayant pas encore atteint un point critique - la voie semblait libre pour le plus grand et le plus audacieux projet politique et militaire de Washington : la transformation radicale du Moyen Orient et de sa périphérie.
L’Afghanistan lui-même était censé évoluer vers un Etat pro-américain avec des bases militaires permanentes à Bagram et Kandahar ; le pays devait aussi fournir un accès aisé pour de nouveaux oléoducs vers l’océan Indien. Dans le voisinage, les bases établies en Ouzbékistan (et peut-être d’autres Etats d’Asie centrale) auraient pour effet a la fois d’assurer l’influence considérablement augmentée des États-Unis dans les régions riches en pétrole dans le bassin de la Caspienne et d’accomplir le dessein géopolitique primordial consistant a contrer l’influence de la Russie et de la Chine.
Le projet de rêve
Cela seul constituait déjà un projet extraordinaire, mais l’Irak promettait d’être une récompense encore plus grande. La domination de Saddam Hussein avait été remplacée par le contrôle exercé par l’Autorité Provisoire de la Coalition (CPA) sous la direction du vice-roi Paul Bremer. Les réécritures complaisantes de l’histoire du CPA suggèrent aujourd’hui qu’il n’a représenté et supervisé guère plus qu’un chaos imprévisible. C’est faux : la réalité était qu’il existait un plan néo conservateur précis visant a la création d’un régime client des USA dont le rôle serait de favoriser une économie de marché libre extraordinairement flexible.
L’intention était de procéder à une privatisation complète de tous les avoirs de l’Etat (des sociétés israéliennes faisant partie des investisseurs étrangers), une participation étrangère massive dans l’industrie pétrolière, un système fiscal a taux d’imposition unique, le tout sous-tendu par une quasi-absence de réglementation financière. Le résultat imaginé aurait été une sorte d’ « économie de rêve », d’un genre qu’il serait impossible de créer même aux États-Unis, étant donné la présence de syndicats gênants, de mouvements citoyens, de régulation des entreprises et d’autres obstacles réglementaires.
Les États-Unis auraient soutenu ce fantasme économique en maintenant fermement au pouvoir un État irakien client, en le protégeant (et le supervisant) par l’intermédiaire d’un réseau de grandes bases militaires à travers le pays. Le fait qu’un dixième des réserves mondiales de pétrole soit en territoire iraquien ( et représentent quatre fois celles de l’ensemble du territoire américain, y compris l’Alaska) signifiait qu’un Irak sous contrôle américain améliorerait grandement la sécurité pétrolière de la patrie. Enfin, et peut-être surtout, le succès de cette stratégie porterait un coup au véritable ennemi, l’Iran, dans la mesure où il ne serait peut-être même pas nécessaire de mettre fin au régime de Téhéran. Après tout, avec deux des voisins de l’Iran (à l’est, l’Afghanistan et l’Iraq à l’ouest) fermement aux mains des Etats-Unis, et avec la marine américaine contrôlant le golfe Persique et la mer d’Arabie, l’élite au pouvoir à Téhéran - quelle que soit sa couleur politique - hésiterait à mettre en péril sa sécurité nationale désormais vulnérable.
Le grand fossé
En mai 2003, tels étaient les plans et les attentes. A quoi tout cela ressemble-t-il aujourd’hui, vu à la dure lumière de la réalité ?
En Afghanistan, les Talibans et d’autres milices ont fait un retour remarquable et font maintenant pression sur les 50 000 soldats étrangers. Au-delà de la frontière, dans l’ouest du Pakistan, de vastes zones sont hors de contrôle du gouvernement et à la disposition d’Al-Qaida, des Talibans et de leurs affiliés comme autant de territoires sûrs à partir desquels ils peuvent se préparer, lancer des opérations et se replier (voir Antonio Giustozzi, The rise of the neo-Taliban, le 13 décembre 2007).
En Iraq, plus de 100.000 civils ont péri dans les violences, plus de 4 millions d’Iraquiens ont été déplacées de leurs foyers (près de la moitié d’entre eux contraints de chercher refuge dans d’autres pays). Des dizaines de milliers d’Irakiens ont succombé à la maladie et la malnutrition, y compris des maladies nées de la pauvreté telles que le choléra. Plus de 100.000 Irakiens ont été détenus sans jugement. Le coût humain inclut aussi la mort de 3895 soldats américains (en date du 19 décembre 2007) et des blessés par dizaines de milliers.
En 2007, un renforcement des effectifs américains a eu un certain effet dans la lutte contre la violence en Iraq ; Mais la stratégie n’est pas soutenable et a utilisé des tactiques à courte vue qui pourraient n’avoir que gelé des problèmes qui risquent de resurgir plus tard. En dépit de la rhétorique de l’administration Bush au sujet d’un « retrait » d’Irak, la volonté d’y rester est évidente comme cela apparaît dans les négociations pour une présence à long terme avec le gouvernement de Nouri al Maliki et la construction de la plus grande ambassade du monde à Bagdad.
Dans le même temps, la pression des talibans sur l’armée américaine en Afghanistan (ainsi que sur d’autres contingents de l’OTAN) implique qu’il sera nécessaire d’y consacrer plus de troupes. La plupart des Etats de l’OTAN, cependant, sont résolus dans leur détermination à ne pas s’engager encore plus ; il n’est même plus acquis désormais que les importants contingents néerlandais et canadiens puissent être maintenus au niveau actuel.
Dans ce contexte, le mouvement Al-Qaida continue d’opérer. Son « image de marque » est capable d’attirer des recrues, d’entretenir des réseaux, s’insérant lui-même dans des conflits locaux, et (comme en Algérie, le 11 décembre 2007) de monter des opérations meurtrières. L’utilisation par les Etats-Unis de la « force brute » s’est révélée être un cadeau pour ses ennemis.
La mauvaise réaction
Le constat de cette réalité projette une lumière plus réaliste sur les décisions prises et la stratégie adoptée dans la période qui a immédiatement suivie le 11 septembre 2001.
Dès le début, les réponses aux atrocités commises à New York et Washington ont été inadaptées. Le mouvement Al-Qaida a été vu comme une bande d’extrémistes sataniques n’ayant pour objectif que la mort et la destruction plutôt qu’un mouvement transnational révolutionnaire complexe centré sur une idéologie perverse aux fondements religieux. Avec de telles fondations, ses dirigeants et idéologues n’ont pas, comme la plupart des mouvements révolutionnaires le font, prévu de réussir de leur vivant. Même des objectifs à court terme tels que l’éviction des forces « croisées » des terres musulmanes et la destruction des régimes de l’ « ennemi proche » au Moyen Orient pourraient prendre des décennies, alors que les objectifs à plus long terme tels que la création d’un Califat islamiste pourrait prendre un siècle (voir Le temps joue en faveur d’Al Qaida )
Pour une telle organisation, la réponse de l’administration de George W. Bush à ces assauts - reposant presque entièrement sur l’utilisation de la force - est exactement ce qu’elle voulait. Les campagnes successives en Afghanistan et en Iraq purent être habilement présentées (par l’intermédiaire d’une machine de propagande sophistiquée utilisant les nouvelles technologies et faisant appel à des sentiments populaires existants) comme des agressions commises par des « croisés » (et des « sionistes ») contre le cœur du monde islamique (voir After Saddam, no respite , le 19 décembre 2003). En outre, Al-Qaida et ses alliés dans ces deux pays bénéficièrent d’un avantage précieux en se voyant fournir des zones d’entraînement au combat pour les nouvelles générations de jeunes combattants.
Une réponse aux attaques du 11 septembre basée sur une compréhension et une prévision raisonnées aurait eu bien plus de chances de connaître une issue juste et humaine. Elle aurait du considérer ces évènements meurtriers comme d’horribles exemples de criminalité transnationale, et permis aux Etats-Unis, avec de nombreux partenaires volontaires, de construire une redoutable coalition dans le monde entier pour traduire les coupables en justice. Il aurait sans doute fallu des années et cela aurait été un processus complexe et difficile, mais les bénéfices en auraient été évidents : couper l’herbe sous les pieds du mouvement al-Qaida qui ne bénéficiait alors en 2001 que d’un appui limité, et éviter les désastres de l’Afghanistan et de l’Irak avec leur énorme coût humain.
Au lieu de cela, l’administration Bush est tombée droit dans le piège. Depuis lors, des dizaines de milliers de personnes innocentes ont été tuées (en Afghanistan, en Iraq et dans d’autres théâtres de la « guerre contre le terrorisme »), plus encore ont été détenus, avec de nombreux cas de tortures et mauvais traitements. La réponse de Washington au 11 septembre a créé les bases d’un conflit qui peut durer des décennies (voir : A thirty-year war, 3 avril 2003).
Le prochain paradigme
La nature du « paradigme du contrôle, » profondément ancré dans la pensée militaire des Etats-Unis, signifie qu’un changement significatif de la politique est difficile à envisager et sera extrêmement difficile à entreprendre, même si les Démocrates s’emparent de la Maison Blanche en novembre 2008. À un certain stade, cependant, il faut que la réalité doit s’imposer et elle s’imposera : l’impact profondément contre-productif de la conduite de la guerre contre le terrorisme viendra à être reconnu et des politiques plus judicieuses mises en œuvre.
En effet, c’est dans le caractère profondément contre-productif des politiques des six dernières années que se trouvent peut-être quelques motifs d’espoir. L’échec cuisant de ces politiques offre un espace pour une remise en cause de la posture Occidentale à l’égard de la sécurité qui pourrait s’étendre à bien d’autres questions de sécurité globale (voir Global security : a vision for change).
Les vrais moteurs de conflit entre 2008 et 2030 seront probablement des questions de profonde inégalité mondiale, de désespoir économique, de mouvements de migrations, et de limites de l’environnement - toutes accentués par le changement climatique. Dans de telles circonstances, il serait trop facile que la principale exigence de l’Occident en matière sécurité soit le maintien du contrôle dans un monde fracturé. Dans la septième année d’une guerre sans fin en vue, les défaillances du renseignement qui ont marqué son début peuvent après tout être le point de départ d’une nouvelle approche de la sécurité humaine et planétaire dans les décennies à venir.
Paul Rogers enseigne à l’université de Bradford dans le département Peace Studies
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