Jean Luc Gréau : « On substitue des emplois à bas prix à des emplois relativement bien payés »
6 décembre 2007
Lors d’une table ronde en 2005, l’économiste Jean Luc Gréau analysait les mécanisme de la mondialisation et mettait en évidence le risque inhérent à la pression incessante exercée sur les salaires : les travailleurs des pays développés n’ont plus les revenus nécessaires pour fournir un débouché aux biens produits. Dans cette atmosphère raréfiée, les économies ne tournent que grace au crédit. Gréau prévoyait alors que ces déséquilibres ne pourraient se perpétuer indéfiniment et que l’économie de la dette finirait par entrer en récession...
Jean Luc Greau, Fondation Res Publica, 28 novembre 2005
Extrait d’une intervention prononcée à l’occasion de la table ronde « Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne. »
La deuxième mondialisation
La croissance mondiale est obtenue au prix de certaines conditions :
La première condition est le déficit commercial des Etats-Unis qui atteint 700 milliards de dollars (cela donne 800 milliards de dollars pour la balance courante en 2005). C’est un déficit qui est non seulement chronique mais croissant : on ne le voit jamais se stabiliser sinon pour une courte période. J’attire votre attention sur le fait que l’Europe elle-même est concernée par un déficit croissant de ses échanges avec l’Asie. Sans l’arbre énorme - espèce de séquoia - allemand qui masque la forêt, nous serions dans une situation amplement déficitaire. Ne nous laissons pas abuser par la surcompétitivité de l’Allemagne, nous sommes en déficit : le déficit français se creuse, le déficit espagnol est à peu près le record du monde en termes de PIB, 9% mais l’excédent commercial allemand est, en termes de PIB, le record du monde, avec 7% du PIB.
Deuxième point, l’accumulation consécutive des réserves de change dans les caisses des banques centrales asiatiques. Réserves de change, donc réserves de trésorerie pour prévenir des besoins. Or il n’y a pas de besoins à prévenir puisque ces pays continuent d’accumuler des réserves exprimées en dollars sans besoin apparent du fait même de leur excédent constant et croissant avec l’Amérique du Nord.
J’attire votre attention sur ce point : ce ne sont pas des dollars qui s’accumulent, ce sont des titres du Trésor américain, obligations et bons du Trésor, ce qui signifie que les dollars reviennent dans les circuits de l’économie américaine pour continuer à soutenir son expansion interne de l’économie. Cette confusion est souvent faite, c’est pourquoi je me permets d’essayer de l’écarter devant vous.
La banque centrale US, banque mondiale de fait
Cette économie est régulée monétairement par la Banque centrale américaine. On a vu, au moment de la crise asiatique, la Banque centrale américaine qui essayait de refroidir l’économie intérieure, déjà en surchauffe, opérer une volte-face et c’est comme ça qu’on a connu la fin de la crise asiatique mais aussi le boom boursier qui a fini dans les crises boursières de 2001-2002 aux Etats-Unis et, de nouveau, la Banque centrale américaine a relancé la machine à la suite de la crise de l’investissement, de la crise du marché des actions américain alors même qu’en 2000, elle essayait encore de refroidir la machine américaine.
Donc la Banque centrale américaine fait office de banque mondiale, de pilotage de l’économie mondiale. C’est un point troublant parce qu’il n’y a pas de partage des rôles de ce point de vue : on ne peut pas dire que la Banque centrale européenne ait un rôle défini dans le concert de l’économie mondiale. Mais il y a surtout, c’est le point essentiel pour moi, une accumulation de dettes dans les comptes des ménages américains. Vous me direz que les ménages américains ne ont pas les seuls ménages endettés de la planète, le record est détenu par l’Australie (140 % du revenu disponible brut), suivie de l’Angleterre (133% du revenu disponible brut), les Américains sont à 126% ou 127%. Néanmoins c’est aux Etats-Unis que se trouve la masse de consommateurs décisionnaires qui soutiennent le circuit de la croissance mondiale par leurs dépenses.
La fin de l’économie de la dette
J’essaie de poser une conclusion ferme qui me paraît inévitable : quelle que soit la capacité des Etats-Unis à maintenir le crédit dans leur monnaie qui domine les échanges monétaires, économiques et financiers dans le monde, les ménages américains ne sont pas voués à se surendetter éternellement.
Nous sommes proches d’un seuil à partir duquel, comme les ménages australiens en 2004 et - ce qui est beaucoup moins su - comme les ménages anglais en 2005, ils devront ralentir leur frénésie de dépenses, de la même façon que l’Australie et l’Angleterre ont vu leur consommation chuter à environ 1%, et leur croissance chuter à environ 1,5%, les Etats-Unis devraient connaître le même phénomène à plus ou moins brève échéance.
Dès lors se posera la question de la stabilité du système mondial avec une consommation américaine réduite et, par conséquent, avec un investissement asiatique qui aura tendance à se ralentir,voire à se replier.
Déflation salariale
Cette croissance des échanges mondiaux s’est accompagnée d’un phénomène qui ne fait pas la une des journaux économiques : la déflation salariale. Par déflation salariale j’entends deux choses :
On substitue des emplois à bas prix à des emplois relativement bien payés. Si on substitue un emploi mexicain de Général Motors à un emploi américain de Détroit, cela représente une différence de un à six. Si on substitue un ingénieur de Boeing qui travaille à Moscou à un ingénieur de Boeing qui travaille à Seattle cela fait aussi une différence de un à six. Cela signifie qu’on abaisse globalement la rémunération de la ressource humaine au sens large.
La contrainte salariale qui pèse sur les employés de tous grades des entreprises d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et du Japon du fait de cette compétition mondiale. Un événement massif s’est produit en Allemagne au cours de ces dernières années en ce sens que le programme que l’on a imputé à Madame Angela Merkel a été accompli par Monsieur Gerhard Schröder et Monsieur Hans Eichel. Les entreprises industrielles allemandes exportatrices ont renégocié les conditions de rémunération de leur main d’œuvre et de leur recherche-développement de telle façon que les Allemands maintenant travaillent beaucoup plus pour le même prix, voire pour un prix qui a été abaissé.
Ceci s’accompagne d’accords de flexibilité qui ont été conclus à peu près partout. L’Allemagne a réduit massivement ses coûts unitaires de production pour maintenir sa surcompétitivité externe et c’est ainsi qu’en 2003, l’Allemagne a reconquis sa position de premier exportateur mondial. Il ne peut pas y avoir de Big bang libéral en Allemagne, tout simplement parce que celui-ci a eu lieu. Et je ne parle pas de ce qui s’est passé pour l’assurance maladie, pour les retraites, pour la fiscalité des ménages et la fiscalité des entreprises. Je ne vois pas ce qui reste à faire à Madame Angela Merkel.
L’économie pénalisée faute de revenus distribués au travail
Mais le problème que pose cette déflation salariale, c’est que nous régressons maintenant à un stade antérieur à celui exprimé par la loi des débouchés. La loi des débouchés de Jean-Baptiste Say repose sur le principe que les revenus distribués à l’occasion de la production, les coûts du système de production sont tels que la production va pouvoir s’écouler au moment où ces revenus vont apparaître sur le marché.
Or, si l’on tend à abaisser constamment le coût de la ressource humaine, par définition, va apparaître un problème de débouchés pour la production mondiale. Pour l’instant ce problème ne se pose pas en raison de la surconsommation de certains pays dont la première puissance économique mondiale, les Etats-Unis, le jour où cette surconsommation disparaîtra où, au contraire, on assistera à une résorption de la consommation et de la dette des ménage concernés, nous devrions avoir un très fort ralentissement de l’économie mondiale, voire une récession.
Dernier point avant d’aborder le stade des propositions. Observez ce qui se passe en ce moment même et qui contredit les schémas économiques traditionnels. Les pays d’Asie émergente au sens large importent pour la plupart des matières premières et, massivement, des biens d’équipement parce qu’ils sont en phase de rattrapage économique. Or la théorie économique nous enseigne qu’à ce stade, ces pays doivent être déficitaires.
Ils devraient être d’autant plus déficitaires, si l’on prend le cas de la Chine, que le prix des matières premières a beaucoup augmenté, non seulement le pétrole mais le nickel, le cuivre, le zinc, les ferrailles. Or c’est le contraire, les soldes commerciaux de ces pays ont tendance à s’améliorer en contradiction avec le schéma économique traditionnel.
Que faire ?
J’en arrive à ma conclusion.
Double situation d’urgence :
Comment conserver la compétitivité internationale de nos sites de production ? Comment conserver une palette d’emplois suffisamment diversifiés au sein de nos économies anciennement industrialisées ? Il y a là une situation d’urgence.
Deuxième situation d’urgence : Comment faire pour reprendre une politique de progrès de la rémunération au fur et à mesure que les progrès de productivité se poursuivent ?
A l’heure où je parle, l’économie française continue à engranger chaque année des gains de productivité, relativement modestes au regard de ce que nous avons opéré pendant l’après-guerre mais qui, tout de même sont de l’ordre de 1,5% ou 2% l’an .
Cette productivité est détournée de la sphère du travail et il faudrait pouvoir de nouveau en faire profiter la sphère du travail. Comment faire si nous continuons d’être soumis à une concurrence mondiale telle qu’elle a été définie depuis l’Uruguay Round, les accords de Genève et le Traité de Marrakech ?
Il faut aborder le stade des solutions.
Barrières dounanières ?
Première hypothèse : le tarif extérieur commun de l’Union européenne tel que nous l’avons connu dans l’ancienne communauté après la guerre.
Cette hypothèse n’est pas à écarter d’un revers de main. Néanmoins, elle présente deux défauts :
La notion de préférence communautaire prête spontanément à la critique. C’est, d’emblée, se placer dans une position de faiblesse relative. Pourquoi préférer et ne pas traiter équitablement les producteurs et les sites des différents continents, des différentes nations ? Or, ce qu’il faut obtenir, en réalité, c’est un traitement équitable.
Il ne faut pas mettre en concurrence la main d’œuvre du Jura avec la main d’œuvre du Nord de la Chine. Il ne faut pas mettre en concurrence nos ingénieurs avec les ingénieurs russes ou chinois. Sachez qu’aujourd’hui même, plusieurs grands groupes français (Lagardère, Véolia par exemple) n’embauchent plus d’ingénieurs français. Que vont faire nos ingénieurs ?
Je pense qu’il faut parler de traitement équitable plutôt que de préférence.
Le risque d’isolationnisme commercial européen. Pourquoi ? Dans nos relations commerciales, nous avons de grands partenaires qui ont des conditions de travail à peu près comparables aux nôtres : je pense aux Etats-Unis, au Canada et, bien sûr, au Japon - même si le Japon reste un marché fermé pour des raisons tout à fait particulières. Mettre en place un tarif extérieur commun, c’est risquer une sorte d’isolement politique de l’Europe et se placer en position de faiblesse.
Taxes anti-dumping
Je préfère donc qu’on parle de taxes ou de tarifs anti-dumping en reprenant une formule très ancienne inaugurée par Monsieur Edgar Faure, l’un de nos grands hommes politiques d’après guerre dont je soutiens la mémoire.
Il parlait déjà de dumping social, à cette époque, alors que nous n’étions pas en situation de mondialisation. Il faut traiter équitablement les entreprises et les sites de production de notre Europe occidentale vis-à-vis des autres sites de production situés dans le monde et pour cela, mettre en place des taxes anti-dumping.
Je prends un exemple : par je ne sais quel mystère, je ne sais quel miracle, le vélo européen est protégé. Ne cherchons pas à connaître les arcanes de la décision bruxelloise... mais le résultat c’est que 47% de taxes sur le vélo chinois, 34% de taxes sur le vélo vietnamien, cela fait que nous maîtrisons notre marché de la bicyclette, alors que ce marché est croissant.
Cela signifie que ces taxes seraient efficaces mais, surtout, elles ont un avantage : elles sont sélectives. Vous choisissez les produits et les pays que vous voulez frapper en fonction du caractère d’inéquité de la concurrence qui affecte nos relations avec eux. Vous pouvez aussi graduer, décider à un certain moment de taxer très fortement puis abaisser la taxe lorsque les conditions de la compétition auront changé. Vous pouvez faire évoluer votre système de façon souple, en fonction des circonstances et des interlocuteurs.
J’aurais donc tendance à demander une sorte de politique anti-dumping social avec toute la nomenclature des produits, des services qui peuvent être concernés par nos relations avec le reste du monde et tout particulièrement avec l’Asie.
Jean Luc Gréau est économiste, ancien conseiller du Medef. Il a publié Le capitalisme malade de sa finance (1998), et L’avenir du capitalisme (2005)
(Les intertitres sont de la rédaction)
Lire aussi : Le capitalisme est-il devenu fou ? entretien avec Jean-Luc Gréau, Patrick Artus, Jean Peyrelevade, Elie Cohen.